2 février 2025
#71 | livre, et forêt

Le livre m’arrive par un garçon. Il le tient en main, s’interroge et le commente. Je n’en comprends pas même le titre, ne connais pas la femme qui l’a écrit. Le garçon me le prête, je n’ai qu’à le lire pendant mes pauses et le lui rendre pendant les siennes. On convient d’un endroit où le cacher et l’échanger facilement. Dès que j’en ai la possibilité, je file à l’endroit convenu et je lis. Je lis sans comprendre. La page. Le chapitre. Le début. Les vingt dernières pages. Quelques passages au hasard. Et encore une fois. Le début. Et la fin. Je ne peux plus m’en passer. Le village où nous travaillons est minuscule, nous formons un petit monde où rien d’autre n’existe que nous, une bande d’enfants en vacances et une immense forêt. Entre deux moments de travail, je partage le livre du garçon, quelques pages aux heures chaudes, les jours de repos ou après l’amour, lui et moi n’en parlons pas, plus un mot, nous sommes noués par l’enjeu fragile que chacun y met et qui nous appartient.

Le garçon, la forêt et le livre ne font qu’un. Le livre me fait une silhouette longiligne, il me prépare des nourritures blanches, et des attentions sans bornes pour qui a perdu tout repère, je suis affolée par le texte et que reviennent les obsessions, les questions inlassables et les ébauches de réponses étranges, j’en oublie le mauvais papier du livre de poche, je m’égare dans les villes lointaines, les brouhahas et les circulations, les musiques et la solitude infinie d’une jeune fille à jamais transformée d’en avoir trop vu, je me fonds dans sa façon de marcher des heures et espère avec elle les rencontres impossibles. Avec elle, je vis le tourbillon, je me perds, le livre ne parle-t-il que d’une inconnue ou parle-t-il de moi, je lis, je m’exalte, je prononce le titre pour l’entendre encore quand le garçon et moi nous disons au revoir, le livre glissé dans les bagages des départs au loin. Je deviens celle qui marche dans la ville étrangère, celle qui parle à des inconnus, celle qui prononce des mots aux consonances imprononçables dans une langue qui met le compteur des mots à zéro, celle qui relit sans cesse ce que les jours de lumière brûlante font à l’hiver du pays d’océan dont les jours n’en finissent pas de raccourcir.

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